mercredi 4 avril 2012

Aujourd’hui, John a gagné deux courses

Je tiens une forme éblouissante et la vieille machine fonctionne à merveille. Mon fidèle GPS m'indique que j’ai bouclé les 9 premiers kilomètres de cette course en 29 minutes, soit un bon 18,6 km/h de moyenne ; je survole le sol. Un dernier virage à gauche et c’est la longue ligne droite qui va m’amener tranquillement jusque la ligne d’arrivée. Je profite du virage pour risquer un rapide  coup d’œil en arrière : mon poursuivant est assez loin, tout en bas du petit raidillon, et pour l’instant je n’ai rien à craindre, j’ai au moins 30 secondes d’avance et plus qu’un petit kilomètre à parcourir : normalement c’est du tout cuit. Pour assurer le coup, j’accélère quand même un peu l’allure avec une facilité qui me laisse pantois. Mais qu’est-ce que j’ai mangé ce matin ? C’est certainement l'effet du verre de calva que j’ai pris hier soir, d’après certains auteurs de bande dessinée le calva serait une véritable potion magique. Aujourd’hui c’est mon jour, je suis touché par la grâce, béni des dieux, je suis protégé par le Messie Cosmoplanétaire en personne et je vais venger tous les Nulenspores de la planète, ils vont m’acclamer, je vais devenir leur roi.

Ma foulée aérienne de marathonien d’Afrique de l’Est me rapproche inexorablement de mon but ultime, là-bas, tout au fond : une jolie arche en plastique entièrement  gonflée à la bouche exhibe fièrement ses publicités à la gloire d’une boisson miracle à base d’extrait de venin de mamba noir, de corne de rhinocéros blanc, de sperme de baleine bleue, de salive de mygale, d’ hypothalamus de babouin cynocéphale et surtout, ingrédient miracle, de taurine.

Tout ça n’est pas aussi efficace qu’un bon calva, j’en suis la preuve vivante.

De chaque côté de l’arche, deux charmants bambins d’une dizaine d’années tiennent une banderole à la gloire de cette magnifique course de 10 kilomètres mondialement connue dans toute la région. J’exulte devant cette préparation minutieuse réalisée uniquement pour moi mais comme je suis bien élevé, j’exulte très discrètement car dans la vie il faut éviter de trop se la raconter. Le speaker hurle mon nom, la foule en délire m’encourage en tendant ses mains de chaque côté de l’arrivée, je zigzague avec classe d’une barrière à l’autre pour que chacun puisse avoir la chance de toucher mon auguste personne et je passe la ligne en levant les bras comme des millions de champions avant moi.

32 minutes : c’est vraiment beaucoup mieux que d’habitude, je suis vraiment très fier de moi. Une voix dans mon oreille me dit « Mais qu’est-ce qui t’arrive encore, pourquoi tu t’agites comme ça ? » et…

…je me réveille.

Merde.

Après avoir vaguement repris mes esprits, je tente d’expliquer à ma douce et tendre que c’est assez difficile de courir en position horizontale dans 1,5 m² mais je finis par renoncer : c’est un peu comme si je tentais de parler avec une bouche pleine de purée et anesthésiée par un dentiste à la main lourde adepte du « chez moi, personne n’a jamais eu mal ». Alors je laisse tomber. Pour la petite histoire je tiens à préciser, car il faut toujours être précis, que notre lit est réellement constitué de deux zones égales de 1,5 m² séparées par une zone neutre dite « démilitarisée » de 0,2 m² qu’il est autorisé d’annexer conjointement, mais seulement après accord des deux protagonistes. Je songe vaguement avant de me rendormir que ça ne doit pas être complètement normal de faire des rêves aussi bizarres et qu’un rendez-vous chez le psy s’impose. Heureusement, j’oublie cette idée très vite et il n’en restera rien au petit matin. Heureusement.

Au petit matin, le même justement, le souvenir de ce rêve profondément irréaliste est encore bien présent dans ma mémoire et me confirme, d’une part, que ce satané alcool de pomme devait était frelaté, et d’autre part que la petite course de 10 kilomètres qui va avoir lieu ce matin dans la forêt toute proche -  « ma forêt » - est beaucoup plus importante à mes yeux que je ne l’imaginais.

Lorsque je descends l’escalier pour rejoindre la cuisine et prendre mon petit déjeuner je me rends compte qu’il n’y a plus rien d’aérien dans ma démarche prudente de presque-vieux qui se réveille et que mes articulations ne sont pas aussi souples que prévu. La vraie vie a assez facilement repris le dessus et j’ai un peu mal partout : je n’ai pas du tout de mal à localiser la jonction entre mon bassin et mon col du fémur gauche, et mon tendon d’Achille droit me signale qu’il est, lui aussi, toujours bien présent. Je vais pourtant devoir me mettre en condition assez rapidement car j’ai décidé de battre ce matin un vieux record qui me résiste assez facilement depuis de nombreuses années : j’ai nommé le célèbre « faire 10 kilomètres en moins de 42’51’’ ce qui mathématiquement parlant nous donne une moyenne honorable de 14 km/h ». Un vrai défi pour moi, même s’il n’a pas grand-chose à voir avec l’allure de mobylette du rêve sus-raconté.

Un grand café, trois tartines, un habillage façon défilé de mode, un échauffement prudent, un départ en douceur, 3 heures et 9 km plus tard, je me retrouve dans le fameux petit raidillon qui marque le début du dernier kilomètre de course et j’ai comme un léger sentiment de déjà-vu. Les indications de mon toujours aussi fidèle GPS ne sont pas tout à fait les mêmes que dans mon rêve mais pour l’instant je tiens mon objectif avec un joli 14,2 km/h de moyenne, à vue de nez je dois être dans les 50 premiers et  je suis content de moi : normalement c’est du tout cuit. Depuis quelques kilomètres des encouragements étranges parlant de « podium » et de « première place » fusent du bord de la piste et je me suis demandé dans un premier temps si certains spectateurs ne cultivaient pas autre chose que des radis sur leur balcon ou si, comme dans un certain film incompréhensible vu dernièrement, je n’étais pas en train de rêver que je rêvais que je rêvais que je rêvais ce qui est tout de même, admettons-le, peu courant et assez compliqué. J'ai également pensé à un classement spécial pour les Nulenspores qui, à cette vitesse, aurait pu me fournir l'occasion de faire le premier podium de ma carrière.


En fait, tout le monde encourage Laura qui, quelques mètres devant moi, avance courageusement vers une très belle place de « première féminine au classement général ». Je ne connais pas personnellement Laura mais je connais très bien son prénom depuis le « allez Laura, tu vas gagner » du 8ème kilomètre, vu que je suis doté d'un fabuleux esprit de déduction.

Dernier virage serré à gauche, j’en profite pour risquer un rapide  coup d’œil en arrière pour faire comme dans mon rêve et ce que je vois me remplit d’effroi : la deuxième féminine est tout près, pas plus de 30 mètres, solidement calée dans la foulée de son lièvre personnel qui me semble plutôt en forme. [A la relecture, je me rends compte que « remplit d’effroi » c’est peut-être un peu théâtral et  exagéré, et je souhaite le remplacer par « m’interpelle quelque peu », ou plutôt quelque chose entre les deux. Mais le mal est fait : vous l’avez déjà lu (NDJ)]  Je trouve cette situation un peu injuste pour Laura qui a mené cette course toute seule en tête alors je pousse un peu la mécanique et lance en la dépassant :  « Allez Laura, plus qu’un kilomètre, c’est tout plat, il faut accélérer maintenant ».

Laura semble étonnée que je connaisse son prénom mais elle se retourne, comprend le message, et s’exécute sans réfléchir car si elle réfléchissait trop elle se dirait probablement qu’elle n’en a  plus la force, de s'exécuter.

Nos foulées se synchronisent, notre vitesse augmente progressivement et ce n'est pas désagréable du tout, bien que ce soit très inconfortable. Les notions de "souffrance confortable" et "d'inconfort agréable" peuvent paraître un peu étranges mais elles sont bien connues des sportifs qui pratiquent l'endurance. 15 km/h, 15,5 km/h, 16 km/h, nous sommes embarqués tous les deux dans un final de tous les diables, notre respiration commence à être rapide, beaucoup trop rapide et bruyante, beaucoup trop bruyante. Une drôle d’idée me passe par la tête : quelqu'un qui écouterait la bande son n’aurait aucun doute sur l’activité qui est en train de se dérouler.

Il n’y a pourtant rien d’érotique là-dedans.
Quoique.
[Couak?]

100 m plus loin, sous l’arche, deux enfants tiennent la même banderole que dans mon rêve et bien qu'elle ne soit pas pour moi, j'exulte quand même discrètement. Quelques mètres avant l’arrivée je m’arrête de courir pour terminer en marchant et regarder tranquillement Laura passer la ligne d’arrivée en levant les bras comme des millions de championnes avant elle. Puis elle fait demi-tour et me fait sans prévenir une énorme bise. Apercevant du coin de l'oeil l'air intrigué de ma femme, je me dis tout à coup qu'il va probablement y avoir des explications à donner, mais que ça devrait bien se passer car il ne peut pas y avoir de prises de tête aujourd'hui.

Car aujourd'hui, John a gagné deux courses.


Il m’est absolument impossible de terminer ce texte sans décerner la palme d'or de la remarque la plus stupide à l’un de mes collègues de bureau pour son pathétique :  « Tu es arrivé après une fille ? »
J'ai répondu : « Oui, et j’ai aimé ça »
Je ne pense pas qu'il ait compris.
Je n'ai pas eu envie de lui expliquer.